Tout le monde entendra parler de Léo
26 mar
Il y a trois ans, j’étais enceinte de Léo. Je me souviens avoir été en déplacement professionnel en Italie pour un séminaire qui regroupait tous les responsables régionaux. J’étais si fière d’être enceinte d’un petit têtard de quelques centimètres, avec qui je partageais déjà tellement, mais quoi qu’un peu frustrée de ne pas pouvoir encore le crier sur tous les toits.
Il y a deux ans, Charles et moi vivions la pire journée de notre vie et de toutes les vies qu’on pourrait éventuellement avoir. Léo, s’endormait pour toujours chez l’assistante maternelle pendant que nous étions au travail. Je me souviens de ce repas en salle de pause avec mes collègues et surtout avec mon ami, binôme de l’époque, que Léo a pu rencontrer une fois. Je me souviens de notre repos dans les canapés, à discuter et rire ensemble, jusqu’au fameux appel de Charles. Je me souviens de tout dans les moindres détails et cela me glace le sang. Cela me fait du bien aussi d’en parler à l’écrit mais aussi, et depuis peu, à voix haute car tout le monde entendra parler de notre Léo et de toutes les manières qu’il soit. Ce que je souhaite retenir de cette journée, ce sont les rires partagés entre Léo et son Papa pendant que je m’apprêtais à partir travailler, ce sont nos câlins, sa petite tête, qui sentait si bon, dans mon cou et ce sont mes derniers mots pour lui qui me regardait avec ses yeux pétillants : « Je t’aime mon amour ».
Il y a un an, nous vivions ce premier 26 mars tant redouté. Nous avions choisi de jardiner toute la journée dans son Petit Jardin avant de retrouver une partie de nos familles au restaurant. Etrangement je garde un bon souvenir de cette journée comparée au sordide décompte des journées précédentes.
Cette année, cette période, cette journée, je ne sais pas trop bien quelles émotions prédominent. Hier soir les larmes sont venues. Ce matin, nous vivons presque normalement tout en ne réalisant pas vraiment que nous sommes – déjà – deux ans après le décès de notre petit garçon. Il y a tellement de choses, en ce moment, qui se bousculent dans nos têtes, dans nos vies mais aussi et malheureusement dans l’actualité.
Cette année, le décompte a été un peu plus doux, car le temps l’apaise mais aussi car il a été ponctué de promotion pour la sortie du livre de Léo (*), de rendez-vous de suivi de grossesse pour son petit frère et d’une étape importante concernant la partie judiciaire de notre drame. Mais voilà, les choses ne sont jamais simples et un foutu virus est en train d’attaquer le monde entier, ce qui compromet nos rituels du jour. Le monde tousse, le monde est malade et le monde se confine.
Léo est né un 13 novembre et je m’étais déjà interrogée sur comment lui expliquer cette date commune avec les attentats de Paris, deux années plus tôt. Pour son petit frère, je m’interroge sur comment lui raconter cette atmosphère pesante dans laquelle il va naître. Je commence à leur expliquer tout cela, mais je ne peux m’empêcher de me dire que cela fait beaucoup à encaisser et qu’on a déjà bien assez encaissé…
« Foutu virus, aujourd’hui est une journée particulière pour nous mais je pense forcément à ces personnes décédées, par ta faute, souvent seules, à leurs proches qui ne peuvent leur dire un dernier au revoir, nous qui avions tant à cœur d’accompagner notre Fils jusqu’au bout. Je pense donc aussi très fort à ces récents parents endeuillés qui doivent vivre ce cauchemar sans nom dans de telles conditions et qui, eux aussi, ne peuvent accompagner leurs enfants comme ils auraient souhaité le faire.
Je pense à ce personnel de santé et à tous ces corps de métiers, qui continuent de travailler, pour nous, dans des conditions très souvent précaires face à toi, foutu virus, pour pouvoir nous protéger et faciliter notre confinement à nous. Je pense aussi à toutes ces personnes qui sont face à toi dans la rue. Je pense à tous ceux qui sont touchés, d’une manière ou d’une autre, par ce chaos que tu sèmes partout où tu passes.
Je pense aussi à toutes ces femmes enceintes qui vivent cette période angoissante sans trop savoir où elles vont et avec qui elles vont. Je pense aussi et surtout à celles qui ont des grossesses à risque et pour qui retirer le suivi prénatal équivaut à leur retirer le peu d’apaisement qui leur restait.
Plus personnellement et presque plus égoïstement, foutu virus, je t’en veux vis-à-vis de nous car tu me mets profondément en colère. En colère de ne pas pouvoir nous rendre au cimetière pour les deux ans du décès de notre Fils, en colère que même mes parents, habitants à quelques mètres, ne puissent non plus s’y rendre car le cimetière vient de fermer par ta faute. En colère de ne pas pouvoir, encore une fois, terminer une grossesse de manière sereine. En colère de ne plus avoir ce suivi qui nous rassure tant, nous parents et futurs parents mais aussi et surtout parents d’un enfant disparu. En colère d’approcher de ma date d’accouchement sans aucune visibilité quant à la présence du Papa. En colère de m’imaginer une seule seconde vivre ces instants merveilleux, qui vont être incroyablement bouleversants, dans tous les sens du terme et pour toutes les raisons qu’on puisse imaginer (je te rappelle qu’il s’agit du petit frère de notre Astronaute, parti en mission sans retour, et qui est arrivé miraculeusement dans mon ventre), sans mon pilier, ma moitié, mon mari, le meilleur Papa du monde. En colère que tu puisses lui retirer cela. En colère de lire tous ces commentaires de parents désabusés d’être confinés avec leurs enfants alors que l’on donnerait tout pour l’être avec Léo. En colère qu’on ne puisse pas vivre les choses simplement à cause de toi, si petite chose, non visible à l’œil nu. En colère que tu puisses faire autant de dégâts à l’échelle mondiale mais aussi à notre petite échelle. Mais surtout en colère de ressentir parfois cette injustice alors que dans d’autres villes, dans d’autres familles, la mort frappe. Tu me fais culpabiliser à ressentir cela foutu virus. On est des gentils, nous, c’est toi le méchant ! ».
Malgré tout, Charles et moi, nous nous estimons chanceux et cet état d’esprit prend largement le dessus sur la colère. Nous nous estimons chanceux d’être en bonne santé ainsi que nos proches, chanceux d’être confinés ensemble, et réunis pour le 26 mars, avec petit frère au chaud (et donc doublement confiné), avec notre Etoile Léo, qui nous guide chaque seconde et avec notre boule de poils. Chanceux d’avoir un jardin, chanceux de pouvoir préparer l’arrivée de notre second enfant, au calme, à la maison et main dans la main. Chanceux d’être dans notre Maison du Bonheur à attendre un autre bonheur justement.
Cette année, nous avons de nouveau décidé de vivre cette journée du 26 mars, à notre image mais surtout et toujours à l’image de Léo : amour, chaleur, joie, musique, sourires et soleil. Tôt ce matin, nous lui avons préparé un Petit Jardin, fait maison, dans notre jardin pendant que plusieurs petites plumes se sont retrouvées sur les brins d’herbes et qu’un joli papillon est venu se poser tout prêt de nous. Plus de colère. Charles danse et je joue avec Oscar. Il fait beau. Finalement, c’est encore mieux que ce que l’on avait prévu.
Pour Léo, à l’infini.
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Photos Charles Pestana.
(*) « Mon Etoile Léo », Editions Michalon, disponible sur les sites de librairies en ligne et sur les plates-formes de téléchargement.
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